09 novembre 2007

Ambiance…

L’écrit permet de transmettre énormément plus de choses que l’image, du moins c’est ce que je constate souvent en réfléchissant à la force des livres qui me passent entre les mains. Ils m’offrent une vision enrichie et surtout une stimulation intellectuelle sans pareille, notamment pour l’élévation de l’imaginaire. La magie de l’écrit est là : donner au lecteur une occasion unique de se bâtir lui-même la vision des choses sans se la voir imposée par des clichés.
Le cinéma est nécessairement friand de l’image puisqu’il est le vecteur principal de l’information que la réalisation veut faire passer, mais pourtant bien souvent l’on est déçu par un film non à cause de sa qualité générale, mais parce qu’aucune place n’est laissée à l’esprit du spectateur. Combien de fois il s’avère qu’on peut littéralement deviner la suite d’une scène parce que celle-ci en dit trop d’un coup ? Ca m’horripile d’anticiper et surtout de pouvoir à posteriori me dire « Finalement, il n’y a pas d’intrigue, on sait à l’avance qui va gagner et comment ».

Je maintiens et ce depuis toujours, et surtout par la parole de mes chroniques que l’Homme apprécie son rôle de destructeur autant qu’il se honnit à cause de cela. Les livres parlant de guerre, de haine, mais en même temps d’amour sont tout aussi nombreux que les scénarios rocambolesques ou tristes qui savent nous émouvoir autant que nous terrifier. Certains sont juste bons, d’autres sont de véritables plongées dans l’enfer humain, ce sinistre quotidien qu’on aimerait jamais connaître et qui pourtant nous fascine tous. L’Histoire est un terrain foisonnant, le terreau idéal pour mettre en scène des violences qu’on pourrait croire sorties d’esprits malades. C’est incroyable de se le dire, mais au sortir du conflit mondial (encore lui !) énormément de gens renièrent l’existence même des camps tant celle-ci sembla invraisemblable. Il fallut des témoignages, des milliers de livres, des millions et peut-être milliards de lecteurs pour persuader l’opinion publique de la véracité des faits. L’image même fut mise en doute, critiquée, instrumentalisée par les pouvoirs politiques d’alors, comme si l’horreur ne suffisait pas. Il est intéressant de savoir que de grands écrivains comme Vassili Grossman furent censurés parce que justement l’horreur était trop réelle, et qu’à contrario des films documentaires furent tournés après la libération des camps, de sorte à avoir des pièces à charge pour les futurs tribunaux internationaux. Reconstruire la réalité c’est faire mentir l’image, et l’image peut mentir… tout comme la plume. On fit taire bien des écrivains parce qu’ils étaient trop réalistes, trop honnêtes, et par conséquent candides de croire qu’ils seraient publiés en leur temps

Mon idée du jour c’est de prendre la plume et de jouer avec elle pour vous mettre dans la peau d’un observateur vivant une situation que j’espère nul d’entre nous vivra réellement. Bonne lecture et … bonne frayeur.

C’était le matin, le genre de matin qui ne chante jamais, de ceux où l’on sait que le thermomètre ne grimpera pas dans les positifs et que nul oiseau ne viendra chanter la sérénade près de soi. Piotr se tenait accroupi dans son trou, soufflant sur ses doigts gourds qu’il venait de libérer de la gangue gelée de ses moufles démesurées. La blancheur totale du paysage réverbérait un soleil blafard, un soleil sans chaleur, un soleil sans sourire. Il poussa lentement la culasse, vérifia tant bien que mal que son arme n’avait pas prise l’humidité permanente qui régnait en maître dans les trous d’homme. Au loin, juste à côté des ruines montait entre les murs et les arbres démembrés des ruisseaux de fumée bleutée, signe que les blindés faisaient chauffer les énormes moteurs. Encore une journée à les voir s’avancer et tracer des chemins temporaires dans la neige, encore une journée de hurlements, de vie et de mort. Derrière lui se redressa un copain, le frontovki Karimov dans la linguistique du parti. Un bon gars, un ancien kolkhozien appelé dès la première heure, et toujours en vie ici, dans les décombres de Stalingrad. Il en avait vu, il en avait supporté des choses que nul n’arrivait à lui faire dire, et pourtant il était hilare en permanence, comme si la Vie n’avait plus de sens depuis longtemps.
- Ils vont attaquer, lança Piotr avec calme.
- Ca c’est sûr, répondit son camarade en ôtant la poudreuse de sa vareuse élimée. Ils vont remettre ça, ils sont têtus.
- Tu l’as dit. On fait quoi ?
- Le colonel a dit « on tient », alors on tient. Tu vois autre chose à faire toi ?
- Non pas vraiment.
L’un comme l’autre ne se serait permis de remettre en doute les ordres, tant il était dangereux d’hésiter ou ne serait-ce que commenter les décisions prises en haut. Après tout ils n’étaient que des soldats, pas des Tchouïkov ou Joukov.
Derrière eux la tranchée se mit à revivre : de partout sortirent des têtes, des calots et des casques, le tout accompagnés des tubes des fusils et mitraillettes. Chacun prit une position dans la tranchée antichar, chacun mit en joue et tous murmurèrent aussi bien des prières désormais interdites que des mots de colère frustrée contre les salauds en vert-de-gris.
Au loin un ordre fut lancé, et les machines de guerre frémirent. Dans un chaos irréel la terre rendit son tribu de briques broyées et de corps déchiquetés lors des impacts des obus. Les cris fusaient mais nul ne put les entendre tant le fracas fut terrifiant. De points grisâtres les blindés grossirent à vue d’œil, les canons pointant droit sur la position. Effrayé ? Le soldat n’a pas le temps de trembler ni d’avoir peur, il n’a le temps que d’espérer que l’artillerie fera son boulot et qu’il aura une journée de plus à vivre dans ce cauchemar terrestre.
La première salve tomba trop court, éclaboussant la ligne de terre gelée de neige mêlée. On gueula et engueula intérieurement les artilleurs, ces planqués manchots ne sachant pas ajuster un putain de canon de 120, puis d’un coup le sifflement des obus se fit plus strident, plus brutal, plus proche que jamais. Un char fut instantanément terrassé, le second prit par le flanc la charge, embrasant alors son carburant. A son côté un autre passa à travers la gerbe de poussière et fonça droit sur son objectif. Qu’importait le risque, il fallait percer et faire enfin tomber la ligne Russe, cette foutue ligne impénétrable où chaque rouge tenait sa place en braillant « hourra ! » à chaque Allemand tué.
Piotr aligna son fusil, visa les fantassins cachés derrière les monstres de métal, et pressa la détente. Un de moins. Son voisin en fit autant, comme les milliers de voisins de tranchée qui l’imitèrent sans réfléchir. Ils en tombaient des dizaines à chaque rafale, autant qu’ils en périssaient dans leurs excavations instables et insalubres chez eux. Soudain, un fracas, puis un cri dément se firent entendre. Karimov agita les bras en courant droit vers lui et le heurta de son épaule, le faisant ainsi tomber à terre. Un char était passé et roulait droit sur eux. Ce fut affreusement lent, comme une éternité concentrée dans quelque secondes : au-dessus d’eux défila la carcasse, les roues et les chenilles de l’engin de mort qui s’engouffra de l’autre côté du fossé. Une fois le danger temporairement passé Piotr se redressa, pesta sur son camarade qui venait de lui sauver la vie, et jeta une grenade sur l’arrière du panzer. L’explosion ne fit qu’attiser la colère du titan d’acier qui tourna sa tourelle. L’instant d’après, Piotr se sentir soulevé, enterré dans son tombeau de ruines puis ferma les yeux.

On le secoue. Il tousse, respire à grand peine. Il voit des visages familiers mais ne comprend pas ce qu’on lui dit. Peu à peu l’ouïe lui revient, il est vivant. L’obus l’avait enterré mais pas blessé, un miraculé de plus au milieu des trente morts du petit matin. Karimov lui, n’était plus là pour lui sourire… une tombe de plus qui ne sera pas creusée aujourd’hui, le char l’ayant fait à la place des fantassins…

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