17 décembre 2007

Faits d’hiver

Si la bise souffle, c’est que la ville est amère. Le givre se colle, englue et fige le paysage dans un blanc grisonnant, tempes d’une ville qui ne vibre qu’aux lumières criardes d’un noël commercial. Les thermomètres chutent, les prix s’envolent en tickets de caisses à rallonges et les gens défilent sur les avenues, pressés de retrouver la chaleur du foyer. Au coin git un corps, une chose informe vêtue d’un amoncellement bigarré de vêtements usagés. Il frémit, frotte ses doigts gourds dans des poches trouées par le temps. Il a froid. Son regard se pose sur les festivités qui ne sont pas les siennes, d’ailleurs il se moque même des symboles tant ils semblent insolents à son égard. Qui est-il ? Plus personne. Qui était-il ? Qui s’en préoccupe à présent …

Le fleuve déverse sa verdeur comme une veine malade à travers la cité. Les ponts, orgueilleux, enjambent le monde et les âmes qui se blottissent sous eux. Une tente, un fatras de cartons assemblés dans un but de survie, ils sont là, discutant du mauvais temps, de la douleur aux pieds, du manque d’hygiène et des structures d’accueil déjà pleines à cette heure de la journée. Un feu, flamme blafarde ondule au gré des courants d’air. Là-haut, les boulevards dégorgent leurs voitures bariolées d’où seul le son des moteurs arrive en bas. Stoïques, la barbe miteuse et les yeux éteints, ils s’enivrent, tentent de dormir du sommeil abruti par l’alcool, ou tentent juste de se nourrir des reliefs d’une conserve. Sont-ils une armée en déroute ? Ils n’ont pas d’uniforme. Sont-ils des fantômes ? Ils n’ont que la pâleur du monstre de nos nuits. Ils sont des hommes, elles sont des femmes perdues par la société, par nous tous, par un monde où tout n’est que repère égoïste.

La nuit tombe, le défilé des véhicules se tarit au fleuve de bitume. Des ambulances filent en hurlant, d’autres s’arrêtent et en sortent des gens vêtus de tenues rouge vif. On vient leur proposer un abri, un moment de paix et de chaleur entre les murs glauques d’un refuge sans visage. Repoussés par l’obscurité ils se terrent et guettent le ramassage du SAMU social. Va-t-on leur imposer l’humiliation de vivre comme dans un camp de réfugiés ? Ils refusent bien souvent, plutôt risquer le gel et l’humidité en restant dignes que de s’abaisser à cette extrémité de devenir une charge pour la société qui ne veut pas d’eux. De tous les âges, ils symbolisent la dérive monstrueuse d’un système où personne ne se préoccupe de son prochain, où tout signe extérieur de richesse vaut plus que la bonté du cœur, cette valeur qui ne tient plus lieu que d’idée et non de vérité.

Les faits d’hiver, ces faits divers, ces gens qui se meurent sous nos ponts, au pied de nos immeubles arrogants, qui dorment dans le métro en quémandant un peu de chaleur et de quoi pouvoir se nourrir, voilà ce qu’ils sont, ces SDF, ces parias qu’on regarde de biais en marmonnant qu’ils devraient travailler. Un crime de vivre ? Les animaux ont la SPA, on leur accorde l’asile de nous-mêmes, on donne la gamelle au chien errant. L’homme, la femme seule, eux, on leur lance des regards au mieux apitoyés, au pire hargneux. Le bol de soupe en trop, ce reste de repas, vaut-il la peine de devenir cruels et intransigeants ? Qui sommes-nous pour les traiter de la sorte, suis-je mieux né que cet homme déjà vieillard qui n’a plus la moindre chaleur dans les pupilles ?

Il va faire froid. Des bénévoles, des gens de bonne volonté vont aller et venir pour distribuer pain, soupe et couvertures à ceux que nous classons en bas de notre échelle sociale. Certains accueilleront cette aide, d’autres ne seront pas là à attendre, leurs paupières alourdies par la fatigue, puis finalement closes à jamais par l’hiver. On les trouvera, recroquevillés dans des torchons, serrant contre eux un sac de voyage contenant pour tout trésor un rasoir, une bouteille vide, un bout de pain et quelques vêtements délavés. Au fond d’une poche trainera alors une carte d’identité, dernier vestige d’une existence qui a fini d’être au moment même où l’ultime rempart, l’habitation lui est devenue interdite. Les pompiers ramasseront ce corps, l’emmèneront dans un sac noir, sac poubelle pour une âme, sac de misère pour le dernier grand voyage. On autopsiera une hypothermie fatale, il sera mis en terre, tombe anonyme, tombe sans ami, sans famille.

Qui sommes-nous ? Des bourreaux ? Des êtres humains horrifiés par la barbarie des camps, alors que nous refusons le geste élémentaire de tendre la main ? N’apprendrons-nous donc jamais que la solidarité est une nécessité absolue tandis que nos valeurs humaines s’étiolent au profit de nos valeurs économiques ? Pourquoi a-t-on rédigé une déclaration des droits de l’animal sans avoir même daigné rédiger une déclaration des droits élémentaires de tout être humain ? Liberté, ils sont libres de mourir de froid. Egalité, ils sont égaux à nous tant en cœur qu’en courage. Fraternité… c’est tout ce qu’on n’est plus capable de leur donner.

Montrons nous dignes de celles et ceux qui, chaque jour, chaque nuit luttent pour survivre. Sous nos toits chauffés, ayons à l’esprit de notre bonheur, ne nous plaignons pas du quotidien, ne nous lamentons pas sur le superflu et permettons à des associations de leur porter secours. Donnons à la banque alimentaire, laissons nos meubles et vêtements usagés à Emmaüs, faisons preuve de charité… juste de charité, rien de plus. Nous ne sommes pas tous l’abbé Pierre, mais nous pouvons leur montrer que, nous aussi, nous pouvons contribuer à améliorer leur sort…

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