11 juillet 2008

Retour sur soi

Comme une renaissance, un bout de mémoire qui revient à la surface au milieu des méandres de l’esprit, le passé pousse tel un arbre que l’on croyait mort et desséché. J’observais des photos artistiques de véhicules anciens (ce qu’on appelle des laborieux, des utilitaires et des camions en fait) essoufflés et saisis par la rouille un peu partout dans le monde quand soudain je me revis tel que j’étais il y a deux décennies. Quel phénomène étrange que la mémoire ! Tout m’apparût tel que furent ces lieux de mon enfance, avec les odeurs, les saveurs et le toucher si particulier qu’on a quand on découvre tant par malice que par curiosité.

Je revois donc cet immense jardin, ce grand terrain où s’amoncelaient des carcasses de voitures désossées, des épaves de tracteurs à la peinture défraîchie, et ces monceaux de pièces oxydées par les éléments. A chaque vacances j’errais des heures durant dans cette grande carrière de ferrailles en quête d’aventures et d’imagination, me saisissant au hasard d’un volant de bakélite cerné de lambeaux de cuir, amoncelant des compteurs dépareillés pour m’imaginer mécanicien d’un jour, ingénieur réinventant la voiture ou le camion de mes rêves. Juché sur la tôle servant de selle d’un vieux tracteur démarrant à la manivelle, je sentais l’énorme diesel besogneux et gras de milliers d’heures de labeur, j’en savourais tous les parfums et le toucher si particulier de la machine qui a vécue et qui peut presque parler de ses malheurs. Borgne, sans cabine, les manettes et autres tirettes sans manche de plastique, il fut pourtant l’ami et le confident de mes envies d’évasion de gosse fasciné par les mécaniques les plus ordinaires. Je l’avais entendu tousser plus d’une fois son âge avancé dans son échappement vertical couvert d’un brun rouille des plus effrayants et pourtant son claquement de machine à coudre m’enchantait… puis un jour il se tût, la panne achevant sa vie de forçat, le condamnant à périr à petit feu dans ce cimetière des objets usagers. Le volant me semblait immense, mes bras ne pouvaient pas s’ouvrir suffisamment pour que j’en saisisse tout le diamètre et pourtant, que de tours imaginaires j’ai vécu à son volant !


Là, juste à côté, il y avait cette Trabant bleu horizon dont l’intérieur était mité, percé par les dents voraces des rongeurs, et ses capots ouverts montraient que la mécanique s’était envolée pour offrir des organes de secours à une de ses sœurs d’infortune. La Trabant, cette voiture populaire de l’Allemagne de l’est, la « Zweitag » (deux-temps comme son fonctionnement au mélange… de mobylette), celle qui véhicula des générations de prolétaires ignorant les modèles de l’ouest, elle fut aussi mon refuge de jeu quand la pluie se chargeait de me chasser de l’ami tracteur. Dépourvue de direction il était donc facile de faire tourner le volant sans rien commander d’autre que la colonne désassemblée du reste de la mécanique. Dans un dénuement total d’accessoires qui ferait honte à une voiture moderne, je trouvais pourtant mon bonheur dans le basculeur de clignotants ou l’interrupteur des feux, et puis ce compteur me promettant des vitesses somme toute acceptables pour un tel engin ! Quel gosse rêverait de se traîner à cent à l’heure aujourd’hui ? A mes yeux, c’était une grande vitesse, la vitesse du voyage, le mouvement m’offrant mes vacances chez moi, dans la campagne, dans cette casse improvisée chez un voisin.


C’est ici aussi que je pus voir tout un tas de blasons aujourd’hui oubliés de tous ou presque : Zastava, Zaz, Lada, MZ, c’est quoi tout ça pour un gamin ? Ce sont des souvenirs, mes souvenirs de vieilles tôles parfois froissées, souvent rouillées, mais toujours vivantes et mouvantes sous la lueur du soleil d’été. Parfois quand l’orage grondait on pouvait alors écouter le clapotis de l’eau dégoulinant dans l’écheveau de poutres et de plaques pour finir en mares sur la terre battue par les machines et la manutention. Un coup un moteur entrait dans le parc, un autre le quittait pour de meilleurs services, une autre fois une des voitures repartait pour emmener les paysans dans les vignes, rageuse petite mécanique usée mais vaillante, fumant bleu et s’accommodant d’essence de piètre qualité. Et ces odeurs de garage, cet éclairage un peu faible de la grande pièce couverte où la fosse semblait plonger jusqu’aux entrailles de la terre ! Aux murs s’affichaient des cartes routières périmées, des étiquettes de pays récoltées par les amis les voisins et le ferrailleur, et puis là, dans un coin, un autocollant de la Vierge Marie noirci de cambouis sous un crucifix aux côtes foncées par la nicotine. Les pneus s’empilaient à hauteur d’homme, tas de gommes élimées qui savaient toujours trouver preneur parmi les gens désargentés de cette campagne rude et fière. Rien que d’y songer l’huile de vidange me chatouille les narines, la texture de la graisse noire m’agace les doigts et je rêve, oui je rêve du camion aux formes surannées mais à la puissance bien réelle. Ce TAM (marque inconnue en France de camions et de bus construits à Maribor… du temps de la Yougoslavie). Il fallait être chauffeur à cette époque pour savoir ce que labeur veut dire, il fallait savoir tenir le cerceau sombre pour réussir à emmener ces bêtes jusqu’en haut des coteaux sur les routes jamais goudronnées, et puis surtout il fallait avoir l’amour de son métier pour apprécier le bruit lourd et haché de ces moteurs faits pour le travail et non le sport. Non, le passionné de voitures de sport n’aura pas la même compassion que moi pour ces laborieux, non il n’appréciera sûrement pas la magie de ces gros engins qui aujourd’hui encore peuplent mes souvenirs de gosse. Une casse ? Non, une garderie pour moi, un lieu de détente, de poésie pour peu qu’on s’y attarde.


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