03 septembre 2009

Philosophie dans un kiosque

Il est déjà las, usé par le temps et les éléments. Lissant sa barbe déjà blanche, il scrute l’horizon plat et uniforme de l’océan. Ses yeux délavés se baladent sur l’immensité de ce monde qui est le sien, qui est celui d’un théâtre de manœuvre démentiel. Lui, deux décennies durant, il ne s’est pas interrogé sur le bien fondé de sa présence sous les mers du globe, il n’a jamais tergiversé concernant les ordres d’action qui lui furent transmis. Il est le commandant d’un sous-marin lanceur d’engin Russe. Il fut le commandant d’un sous-marin orné d’une étoile rouge et frappé de lettres en cyrillique.

Sa guerre fut secrète, cruelle et silencieuse. Sous lui, la machinerie nucléaire et la centaine de marins lui obéissant aveuglement fonctionnent comme un seul homme. Durant vingt ans, il eut pour rôle d’inquiéter le monde, durant vingt longues années, il fut dépêché un peu partout pour être une menace permanente pour le grand ennemi Américain. Douta-t-il de sa mission ? Tout militaire se doit d’être fidèle à son drapeau, et il fut de ceux qui jamais n’auraient remis un ordre en doute. Et maintenant ? Son monstre d’acier, de titane et d’uranium se languit, il pourrit lentement, subissant l’assaut de la rouille et du temps. Ils ont dessoudés la plaque de kiosque rouge vif, on a débaptisé son magnifique navire parce que la référence communiste n’était plus tolérable en temps de « paix ». Quelle paix ? La leur, pas la sienne.

Il fait gris et froid au large de nul part. Son bateau croise bien des icebergs, l’eau est d’un bleu givre peu engageant. Sur la coque glisse parfois un peu de glace, et le frottement engendre des grognements réprobateurs. Sa fidèle chapka sur la tête, la fourrure sur les épaules, il songe au passé en fumant une cigarette sans filtre. Formation à la dure, fusiliers marins, entraînement intensif… puis l’école de guerre, les études, et enfin la consécration, le commandement. Chaque échelon, il l’a gravi avec détermination et surtout avec la conviction qu’il servait une cause. Quelle cause ? L’URSS n’est plus, il n’est plus le symbole de la force brute de son état, il est aujourd’hui le symbole de la décrépitude de son armée sans moyens. A-t-il des regrets ? A son âge, on ne regrette pas, on se souvient, rien de plus.

La bise est toujours mordante, les officiers de pont sont là-haut, avec lui, perchés comme des aigles sur un nid en acier. Au-dessous, tout le monde agit avec discipline et certitude. Les uns marchent de postes en postes, les autres, assis, manipulent des écrans et observent des niveaux. Les deux réacteurs de l’
Akoula sont robustes, pas de souci sur ce point. Les 175 mètres de long de son monstre mécanique et technologiques trônent sous ces officiers qui réfléchissent à la porte de sortie de ces glaces. Lui, le commandant, il aura vécu des jours durant sous ces blocs, à compter les heures, à écouter les messages, à se demander si Moscou ordonnera ou pas l’ouragan nucléaire. Vingt missiles balistiques, vingt cavaliers de l’apocalypse prêts à fondre sur le monde entier à la demande.

Il l’a pris avec ravissement, ce commandement, son dernier commandement. Après ses premières armes sur la génération précédente, on lui a fait l’honneur de diriger un
Akoula, le fleuron de la marine soviétique. C’était le plus gros, le plus puissant, le titan de tous les superlatifs. Aujourd’hui, il va le diriger vers sa dernière demeure : un port, une cale sèche, et le démantèlement, puis, enfin, la ferraille. A bord, l’ambiance est morose. Les écussons ont juste vu l’étoile rouge disparaître au profit des trois couleurs de la Russie, mais les hommes restent les mêmes. Ils sont tous déçus, ils vont voir leur maison finir découpée au chalumeau.

Que pense-t-il, ce commandant qui va partir à la retraite ? Avant, l’armée rouge n’autorisait pas le doute et les regrets. Aujourd’hui, ce soldat qui a combattu par la terreur de sa présence se demande s’il n’y a pas eu une erreur. Pourquoi tout cela ? Pourquoi le K19 ? Pourquoi ces manœuvres pour intimider les USA ? Pourquoi tant de pertes inconnues dans une guerre secrète, sous marine, la guerre froide sans décoration ni honneur ? La Russie d’aujourd’hui lui est inconnue, lui qui a arpenté le monde sans jamais accoster, lui qui ravitaillait en pleine mer, lui qui, parfois, se demandait si sa famille se portait bien à Moscou. Il n’est plus temps de douter ou de se poser des questions. La fin d’une époque, la fin des temps, c’est pour maintenant. Il n’aura pas eu à déclencher l’incendie final, il n’aura pas vu la fin du monde. A quoi bon ? Vivre pour rien, ou mourir pour rien, quelle différence ?

Alors, quand enfin il sera de retour à l’état major, que son
Akoula sera remisé à jamais, il saluera avec fierté ses pairs, il leur dira qu’il a été fier de servir sa patrie. Puis, il claquera des talons, et il prendra le chemin de cet appartement miteux de la banlieue moscovite, de ces quatre murs de béton, de cette unique pièce à peine plus grande que sa cabine de commandant. Sera-t-il encore en contact avec ceux qui partagèrent sa vie à bord du TK 202? Qui sait ? Les Russes sont fidèles en amitié à ce qu’il paraît.

« Plongez. Profondeur 150. Tracez une route à grande vitesse pour la base ». Ordre donné, le dernier d’importance. Ils descendent l’échelle, la lourde trappe se referme et se verrouille. L’engin engloutit des quantités d’eau, des signaux sonores et lumineux invitent à la prudence. Le sous-marin se cabre, il se laisse descendre dans les profondeurs, et ses hélices l’emmènent pour son dernier voyage.

Leur dernier voyage à tous.

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