16 août 2010

Papi, c’est loin, la Croatie ?

En guise de préambule, j’ai décidé d’écrire ce billet après la lecture du blog de Doudette qui, fort intelligemment, parle d’intégration et fait raconter à ses lecteurs leurs histoires. La mienne, j’ai décidé de ne pas la réduire à quelques passages et réflexions, mais à un texte plus construit, et plus long aussi. De ce fait, je lui enverrai le lien vers cet article, en espérant que vous, en retour, vous irez lire ces anecdotes, ces moments où certains racontent ce que signifie « s’intégrer ». En une époque où la xénophobie devient une façon d’exprimer ses craintes, je crois qu’il est toujours bon de raconter, sans romance ni fard, ce que peut être la trajectoire d’un citoyen comme vous et moi. Enfin, plus comme moi je crois...
Une histoire d'intégration chez Doudette

On est arrivés sur le quai de la gare de Lyon. Comme tant d’autres, comme tellement d’autres gens qui, souvent par espoir d’une vie meilleure, ont atterris sur ce même quai. On était tous les deux, portant notre maigre bagage fait de quelques vêtements, de la vaisselle offerte pour notre mariage, et d’un billet de cent francs rudement économisés sur nos salaires. La France, ce pays inconnu, à la langue inaudible pour nous, les slaves, qu’offrait-il de si beau pour qu’on choisisse de quitter la Yougoslavie ? Simplement l’envie d’être libres, d’être libres de vivre, de penser, d’espérer, de donner un avenir à nos enfants à naître. Alors, c’est le cœur frémissant que nous avons trimballés nos bagages à bouts de bras, tirant et souffrant après d’interminables heures de voyage dans le Balkans express.

Que Paris pouvait être belle sur les cartes postales ! Elle semblait resplendir, être la ville des lumières, celle où l’on pourrait enfin envisager autre chose qu’être prisonniers d’un avenir déprimant. Sans connaître un mot de la langue, j’eus la chance de pouvoir travailler comme ouvrier peintre, ceci par l’entremise de l’oncle de mon épouse. Elle, grâce à ses cours de langue au lycée, elle put envisager un travail comme caissière dans une boutique de cadeaux. Il nous fallait travailler, sans relâche, sans compter ni les heures ni la fatigue. Il fallait réussir, quoi qu’il advienne de nous. Je ne voulais plus revenir en arrière. Nous avions jetés les amarres, et brûlés nos navires. Seulement, l’idyllique tableau dépeint dans les documentaires et autres revues ne sont là que pour berner le badaud, pour enivrer le touriste de passage. Nous, nous avons dû trimer, jour après jour, au point d’être brisés tant physiquement que moralement. Nous n’avions plus le choix, il fallait payer les factures, payer le loyer du studio, avancer, coûte que coûte.

Lorsque notre fils est né, nous eûmes énormément de mal à joindre les deux bouts. Il était malade, hospitalisé, et pourtant nous devions continuer à travailler. Moi, je ne connaissais plus le sens des jours tels que le Dimanche. Sept jours sur sept, la nuit parfois, je travaillais, ne rentrant que pour manger et dormir quelques heures. Elle, courageuse, elle courait de son travail à la maison, faisait le ménage, à manger, passait à la clinique, puis elle repartait, toujours en courant, pour reprendre sa place de vendeuse. Ce fut une vie de fous, de forçats, avec les poches plus souvent vides que pleines. J’eus à faire le choix entre la cigarette et le lait pour le petit, nous eûmes à choisir entre avoir un peu à manger et être constamment sur la paille. Chaque sou, chaque pièce était examinée avec soin. Dépenser ? Déjà que nous ne gagnions pas des masses... Alors, patiemment, nous économisâmes, dans l’espoir d’être mieux lotis, d’avoir notre part de réussite à la française.

Quand notre fils mourut, nous fûmes anéantis. Je parlais déjà un peu mieux le français, mais ce n’était sûrement pas suffisant pour tout comprendre de ces administrations où le vocabulaire vous dépasse, même en étant Français. Je choisis de m’abrutir de travail, de redoubler d’efforts. Ma femme, elle, agit de même, multipliant les ménages, les petits jobs, parce qu’il le fallait. C’était notre vie. Bosser, dormir, un petit peu, puis repartir à nouveau d’un chantier à un autre. La France, quel beau pays. Je n’avais aucune rancœur contre la France, car, peu à peu, je compris que nous étions plus que tolérés, nous étions acceptés par les autres. Les ouvriers se respectaient non pour leur origine, mais pour leur volonté à travailler. Et puis, il y avait aussi ces gens qui savent vous tendre la main. Jacques, ce patron qui me l’a tendue, qui m’a appris, jour après jour, à lire le journal, Pierre, ce voisin et ami qui jamais n’a oublié notre amitié, ou encore cette fonctionnaire anonyme qui, par charité et tendresse pour notre détermination, a décrété que notre dossier pour accéder à un appartement HLM était plus prioritaire que les autres. Comment en vouloir à la France ? Comment ne pas l’aimer ?

Nous avions toujours la peur que notre carte de séjour ne soit pas renouvelée, qu’on nous dise en substance « rentrez chez vous ». A chaque fois, c’était la rengaine de la course aux papiers, la présentation des fiches de paie, le suivi des paiements des loyers, des charges. Nous tenions tous nos comptes de manière aussi précise qu’une entreprise, conservant chaque facture comme autant de trésors. Notre premier canapé, c’est à crédit que nous l’avions achetés, parce que nos deux paies cumulées ne permettaient pas un tel luxe. Et nous l’avons remboursé, sou à sou, avec la fierté de nous dire que nous y sommes arrivés. Et patiemment, lentement, au rythme des mois s’enchaînant, des congés jamais pris ou rachetés en douce, des chantiers au noir, nous avons pu faire quelque chose de l’espoir d’être en France.

Quand notre deuxième fils est né, nous avions déjà énormément avancés. Enfin nous ne comptions plus les sous, enfin nous pouvions rêver d’un avenir plus doux. Et pourtant, nous n’avons alors pas changé de rythme de vie. Nous étions rodés, prêts à ces sacrifices pour que nos enfants n’aient pas à trimer. Fierté ? Oui, fierté que nos fils puissent envisager la France comme un pays de travail, d’avancée sociale, et pas d’une nation fermée, repliée sur elle-même et ses convictions communistes. Son petit frère suivit, et, lui aussi, put alors voir une vie meilleure, aller à l’école, étudier, et espérer, quelque part, ne jamais avoir à revivre ce que nous, immigrés, nous avons vécus.

Aujourd’hui, c’est une retraite payée rubis sur l’ongle qui me donne la chance de vivre. J’aime la France, mes enfants l’aiment tout autant. Mes petits enfants sont Français, et ils ne parlent pas le Croate. Peu m’importe pour le moment. Nous avions décidés que nos enfants parleraient Français avant de parler le Croate, car, au fond, ils étaient Français eux aussi. Droit du sol ? Non, droit d’amour pour une nation nous ayant offert plus que l’asile, plus que de l’argent. La France nous a offert une identité, une unité, quelque chose de beau et fort. Je suis né d’un sang Croate, dans un pays qui n’existe plus. J’ai vécu ma vie d’homme dans une nation qui m’a montré que sa devise n’était pas veine. Je vais certainement y mourir, et je ne sais pas si je serai inhumé ici ou là-bas. Ca n’a plus d’importance, j’aime la France et la Croatie à part égale. Je peux dire fièrement que ma famille, elle est ici. Je peux revendiquer mes amitiés en France. Je peux enfin dire que j’ai au fond du cœur une gare de Lyon, une gare où je suis arrivé, effrayé par le défi, et où je peux repasser avec fierté et nostalgie.

Merci à ces anonymes qui m’ont dit bonjour alors que mon accent était infect. Merci à ces gens qui aidèrent mon épouse à la maternité, à l’hôpital, sans se préoccuper que son passeport fut gris frappé d’une étoile rouge. Merci à ces professeurs qui jamais n’ont regardés de biais mes enfants parce qu’ils avaient un nom qui ne « sonne pas Français ». Merci à vous, Monsieur Jacques, parce que vous avez été un second père, honnête et droit. Merci à ces amis qui, jour après jour, me montrent que j’ai fait le bon choix. Et merci tous ceux qui savent aimer la France, la respecter, et lui donner de la grandeur...

1 commentaire:

Unknown a dit…

très joli billet, merci pour ce témoignage.