25 octobre 2010

Encore un moment de rêverie

Plutôt que de céder à la sinistrose ordinaire qui ne se lasse pas, elle, de nous harceler, j’ai envie de vous rédiger un petit moment de rêverie, un texte hors de tout contexte, hors de toute chronique.

Bonne lecture !

Depuis tout petit, il rêvait de voler. C’était sa seule véritable ambition : s’envoler, très haut, rejoindre les mouettes, les aigles, et filer dans les nuages à toute vitesse. L’idée n’avait de cesse de rester en lui sans arrêt. Enfant, il se couchait dans l’herbe, et il scrutait le toit bleu du monde en jouant de ses petits doigts potelés des chorégraphies improbables. Il enchaînait en rêves des boucles, des tonneaux, des acrobaties osées, et souvent il espérait passer devant le soleil pour que son ombre se détache à tout jamais. De ses lèvres, il imitait alors le vent, il faisait le cri des oiseaux joueurs, pleinement heureux, fou d’amour pour ce ciel infini, cet espace inaccessible aux hommes.

En grandissant, il ne démordit pas du sujet. Il se mit à dévorer tous les ouvrages sur le sujet. Depuis l’aérodynamique, jusqu’aux études comparatives avec les animaux, il fit tout son possible pour être le plus au courant possible. Il avait bien entendu parler des ballons, de ces nacelles d’osier suspendues sous d’immenses sphères de toile, mais lui, ce qu’il voulait, ce n’était pas juste être pendu dans les airs : il voulait réellement voler, pas juste attendre que le vent le porte. Il voulait non pas dominer le vent, mais l’aimer, et faire comme les grandes mouettes du littoral, glisser dessus, étendre des ailes immenses pour n’avoir à faire aucun effort. Alors, patiemment, il apprit énormément de l’anatomie des oiseaux, il se renseigna sur ce que sont les moteurs à combustion interne, et sur ce qui régit le vol et la forme des ailes.

Jour après jour, il découvrit que d’autres avaient pensés aux mêmes soucis que lui. Un tel avait résolu les soucis de la forme des bords d’attaque des ailes, d’autres le fonctionnement d’une gouverne de profondeur, et quelques uns s’étaient même attelés à faire de ces étranges machines volantes des réalités. D’abord quelques bonds, ensuite quelques mètres, puis des kilomètres… « Ca y est, je vais pouvoir voler, vraiment voler ! », affirmait-il à ses frères et sœurs et surtout à ses parents. Patients paysans, ouvriers de la terre, ils se demandaient si leur fils n’était pas un « original », terme poli pour désigner une douce folie. Pourtant, plus par amour résigné que par conviction, ils le laissèrent partir faire son destin, en tant qu’apprenti chez un riche industriel féru de technologie. Celui-ci cherchait des jeunes pour porter de tels projets, avec le secret espoir de récupérer ses investissements en commercialisant ses découvertes.

Il fut rapidement embauché tant il fit preuve d’un enthousiasme enflammé à l’entretien. Il apprit plus précisément la mécanique, à travailler les métaux, le bois et la toile, puis enfin, on lui présenta les commandes des premiers appareils. Du haut de ses quinze ans, il fut fasciné par la rusticité des appareils de mesure, et par le courage nécessaire pour monter dans ces drôles de machines. Pourtant, malgré les horaires, la fatigue, la difficulté à apprendre énormément de choses en peu de temps, il ne céda pas, et démontra sa véritable passion pour les machines volantes. Du statut d’apprenti, on lui proposa rapidement un vrai poste, avec pour objectif final de piloter un avion, celui qu’il aiderait à concevoir. Le financier rêvait d’un nom poétique, d’un bel engin tout blanc… Il proposa alors le nom d’albatros. Tous furent conquis, et c’est ainsi que les premiers croquis furent jetés sur le papier. Albatros, quel nom évocateur ! Fin, élancé, rapide, pur, cet avion devait être le plus réussi de tous. Plus question d’envisager quelques sauts chaotiques, il fallait à tout prix que l’albatros puisse réellement voler !

Les nuits furent longues, les heures de sommeil insuffisantes. S’épuisant à la tâche, il apprit énormément sur les contraintes structurelles, s’affirma comme un véritable visionnaire tant son esprit fourmillait d’idées simples et pourtant efficaces. Du profil de l’hélice jusqu’à la façon d’amortir l’atterrissage, pas un détail ne fut décidé sans qu’il soit informé. De simple salarié, il passa carrément au statut du responsable adjoint du projet à la fin de la seconde année de conception. Certains critiquèrent cette lenteur, mais lui, déterminé, affirma que les autres n’avaient rien fait de concluant depuis cinq années. Il revendiqua même ouvertement que l’albatros mettrait dix ans dans la vue de la concurrence ! Son enthousiasme communicatif ne cessa pas d’épater son patron, ses collègues et même la presse. Il fut prit en photo à plusieurs reprises, comme un symbole de la jeunesse débordante d’idées et d’énergie.

Mais lui, sans repos, sans relâche, et atteint d’une pneumonie contractée dans le froid et l’humidité, il perdit du poids et s’émacia. Les médecins eurent beau lui demander de s’aliter, de se soigner, de cesser de se surmener, il refusa tout net, décrétant l’albatros comme l’œuvre de sa vie. Plus d’une fois on entendit sa toux lourde et sale surpasser le bruit des pilons et des maillets à riveter, plus d’une fois il traîna la nuit entière dans l’atelier, une couverture de laine sur les épaules. Certains le crurent fou, d’autres admirèrent sa force de caractère. Ce fut ainsi : il n’aurait de repos que lorsque l’albatros volerait ailleurs que dans sa tête. Alors, de peur qu’il se tue à la tâche, le patron embaucha un nombre conséquent d’ouvriers pour soutenir l’effort, et l’équipe de conception doubla quasiment de taille. Mais au lieu de le décharger de son labeur, ceci provoqua une recrudescence de travail, car il ne voulut pas qu’on mette au point sans son aide et surtout sans son aval.

On l’entendit tempêter contre la conception archaïque du moteur. On l’entendit exploser de colère contre des plans qui n’étaient, pour lui, « que des copies de X » ou des « vagues imitations sans génie des plans de l’avion de chez Y ». Pas d’hésitation, pas de doute : il fallait que l’albatros soit unique, parfait, idéal, le summum inégalable de l’aviation. On plancha encore et encore, on modifia, ratura, à tel point que certains voulurent fuir le projet devenu vorace en hommes et en énergie. Mais tous se ravisèrent, surtout quand ils comprirent qu’il avait mis sa santé et sa vie en jeu pour l’avion. Une telle détermination ne pouvait tenir que de la vraie passion absolue, ou de la sorcellerie la plus sombre.

Et ce fut le vrai départ ! L’avion sortit du hangar pour une première présentation. Il était réellement unique, incroyablement plus élégant que ce tout qui avait été fait jusqu’alors. Fin, élancé, tout en courbures, le nez arrogant, le moteur proéminent, la verrière parfaitement intégrée, ce monoplan apparut vraiment digne de porter le nom de son homonyme animal. Dans sa robe blanche étincelante, il épata toutes les personnes présentes, le patron y compris. La machine avait un quelque chose d’impressionnant de part sa taille, tout en étant étrangement délicat, presque frêle et fragile posé au sol. On tourna beaucoup autour, se stupéfiant de la finesse des ailes, de l’arc particulier de la queue, ou encore des mécanismes de commandes qui n’étaient plus en apparents. Comment piloter sans câbles ? Tous avaient été rapatriés dans le fuselage pour ne briser aucune ligne, pour ne pas enlaidir un tel bijou d’élégance.

Les équipes furent acclamées, et il fut porté en triomphe par ses collègues. C’était LE géniteur de l’albatros, son âme, son véritable créateur. Humbles, les autres ne se vantèrent d’aucune idée novatrice, alors que tous eurent de véritables coups de génie. Un tel avait conçu les poulies pour régler la dureté des commandes, un autre avait revu et amélioré l’admission d’air du gros moteur en ligne, ou encore un autre avait imagine une manière de chauffer la cellule sans pour autant enfumer le pilote. Tous suggérèrent qu’il prenne les commandes. Il avait tout rêvé, imaginé, dessiné, validé, contrôlé… Alors qu’il en soit le pilote ! Epuisé, souriant, on l’équipa, on lui fournit un casque de cuir et des lunettes. Il sourit à la foule, monta à bord et mit le contact. Le moteur toussa un peu, puis dans un tonnerre, ses échappements lancèrent des flammes, puis enfin une fumée fine et blanchâtre. Le régime se stabilisa, on le vit faire un signe de la main, et il poussa les gaz.

En quelques tours de roues, la piste de gazon fut avalée et l’albatros prit son envol. D’une poussée franche sur la manette de gaz et après une correction de richesse, le moteur prit des tours et l’engin s’éleva avec force et élégance. Plus rapide qu’aucun autre avion, plus souple, plus efficace, il enchaîna montées et descentes, ainsi que nombre de figures sublimes. On applaudit sur le terrain, on surveilla ses cabrioles à l’aide de jumelles. L’avion était donc plus qu’une réussite, il était une révolution totale ! Quelle fierté pour ses parents, quelle fierté pour son entreprise !

Puis l’avion revint en bout de piste. Doucement, il frôla la cime des arbres, puis, sans un problème, posa ses roues, s’affaissa, et s’arrêta auprès de la foule. Le moteur s’étouffa, puis l’hélice cessa de tourner. Mais il ne descendit pas. Il était assis, la nuque rejetée en arrière, deux fines coulées de sang glissant de ses narines. Il mourut les yeux grands ouverts, le sourire béat, les mains crispées sur les commandes de l’appareil. Il avait ramené l’albatros à bon port, il avait créé une œuvre magistrale, œuvre payée de sa vie. Mais il était mort heureux, là où il aurait voulu mourir, après avoir volé dans le ciel, après avoir disputé sa part de nuages aux oiseaux, aux commandes de la machine qu’il avait tellement rêvé étant enfant.
On le sortit du cockpit, on le fit porter à l’infirmerie, en vain. Il était déjà mort, parti à tout jamais.

Personne ne mentionna ce décès, mais l’albatros fut renommé du nom d’Albatros-Johan, en l’honneur de son concepteur. On pleura ce décès injuste, on pleura celui qui avait rêvé d’être un oiseau, mais au jour des obsèques de son fils, un père en larmes dit quelques mots lourds de sens à l’assistance.

« Mon fils a vécu pour l’aviation.
Il était né pour cela. Je ne l’avais pas cru, jusqu’à ce qu’il m’annonce qu’il construirait un avion qui surpasserait tous les autres.
Il est mort pour son rêve, il a vécu pour celui-ci. Il est mort heureux, j’ai vu son sourire quand ils l’ont sorti de l’avion. Jamais il n’avait souri ainsi auparavant.
Ne pleurez pas, il est si rare de vivre son rêve ! »

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