15 octobre 2010

Le banc public

C’est assis sur un banc que l’on peut regarder le monde avec retrait. Quoi qu’on en pense, être debout, c’est tendre au mouvement, à la fuite, et surtout à faire glisser le regard sur les choses sans s’y attarder. On ne se donne pas le temps de comprendre ni d’apprécier, et c’est tout juste un souvenir fugace, un cliché flou qui nous reste quand enfin on s’arrête de courir. Alors, cet objet urbain, ce bout de béton ou de fer qui devient une vigie humaine, un lieu fixe dans une marée d’êtres inconnus, un navire amarré à qui l’on se confie en silence pour enfin écouter le mouvement de la foule.

Que d’aventures ont pu être vécues ici, que de baisers se sont échangés avant ma présence temporaire ! Témoin silencieux et patient, le banc a accueilli ces couples, ces amants d’un jour ou d’une vie, et ceci hiver comme été. Stoïque, il a senti le poids des ans, celui des enfants qui grandissent, ou la douleur des jambes qui s’alourdissent avec l’âge. Compagnon d’un amour qui grandit ou qui se meurt, qu’aura-t-il à raconter quand, un jour, on le déplacera ou on le remplacera ? Il ne fait pas spécifiquement beau, il fait même un peu frais, pourtant il ne pleut pas, il n’y a pas de vent. Et il est là, témoin des saisons qui passent, inexorables. Certains ont rompus, d’autres se sont avoués un amour mutuel, mais lui n’a jamais eu autre chose à faire que d’être là. C’est ainsi, les gens passent, les lieux changent, et lui, le banc solitaire, reste à jamais solitaire.

Certains bancs témoignent, comme s’ils portaient de ses marques des tatouages de sentiments qui sont, qui sait, perdus à tout jamais. Un « Julie+Fred » gravé à la pointe d’un canif, un feutre dessinant un cœur maladroit, il devient œuvre de l’art d’aimer, art éphémère d’écrire quelque chose qui est supposé compter pour toujours. Qui s’attendrit sur ces gravures enterrées sous des litres de peinture ? Le passant se moque du souvenir des autres, le banc, lui, le transmet à celui ou celle qu’il accueille sans déférence ni excès de mondanités. Posé dessus, on découvre le monde différemment, car l’on songe à cette femme âgée qui se souvient d’elle-même avec son défunt époux, à cette mère qui revoit son fils devenu grand faisant ses premiers mètres à vélo, ou encore cet homme qui se rappelle à quel point vivre en famille est important. Sourire tendre, parfois désabusé, quelques fois chargé de tristesse, on se sent comme enivré de la vie des autres, âpre et douce-amère boisson de vie et de mort, de petite et grande mort, de celle qui vous pousse à l’extase, à celle qui vous pousse vers le néant.

Sur ses planches, il arrive que la pluie ou la neige s’amoncellent. Les perles glissent dessus, comme autant de larmes de joie ou de peine qu’on verse assis sur lui. Quand les flocons se figent, qu’il est glacé, il devient monolithe discret, îlot étrange au milieu d’un parc ou d’un square. On essuie de la main, on fait des boules pour se les lancer. Tu témoignes de ton âge par la peinture qui commence à écailler, et l’on se dit que tu as dû voir énormément d’hivers, depuis ceux agréables avec les enfants montant un bonhomme ridicule, jusqu’aux plus tristes où tu as été le dernier refuge d’un homme sans passé ni avenir, venu finir son existence d’être humain sur ton plateau. Tu as senti défiler la misère humaine comme d’autres la voient défiler à l’hôpital ou au cimetière. Toi, le banc, tu sais la pesanteur d’un cœur brisé par le destin, tu connais la noirceur qui s’amoncelle quand on s’enivre pour oublier. Personne ne te regarde, mais toi tu es le témoin de tout, du meilleur comme du pire.

Artistique, ordinaire, délabré, le banc, c’est l’endroit le plus commun et pourtant le plus agréable du monde. Impersonnel et pourtant si doux, tous nous t’aimons pour ton confort temporaire, parce qu’un banc, c’est plus que quelques planches, c’est bien plus qu’un objet urbain parmi tant d’autres. Brassens avait raison en parlant de vous tous, les « bancs publics », où les vies se font et de défont, où les rêves naissent et meurent, où le futur et le passé se mêlent avec facilité. Ils se sont aimés ici, ils ont conçu leur futur ensemble ici, tu les as entendu parler d’enfant, de destin, de tendresse, puis, un jour, tu l’as entendue dire qu’elle ne l’aimait plus, ou alors tu l’as entendu envisager la séparation. Témoin silencieux, si tu avais un cœur, serait-il tendre, charitable, ou juste désabusé par notre humanité versatile et inconstante ? Porte mes espoirs, laisse moi sentir toutes les facettes du cœur de l’homme, car, après tout, je n’aurai sûrement jamais assez de toute une vie pour les connaître.

Bien à toi,
De la part de celui qui aime s’asseoir sur les bancs publics pour rêver.

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