27 octobre 2010

Série ambiance Volume 1: Le camp

Ces derniers jours, je me suis attaqué à la rédaction de nouvelles, de sorte à tester des ambiances, des jeux d’écriture, et ainsi m’exercer à différents styles et surtout à une grande diversité de situations. Tout l’intérêt, pour moi, est de pouvoir m’entraîner à jongler avec des atmosphères variées, de sorte à pouvoir m’assurer une capacité à écrire sur à peu près n’importe quel thème. De ce fait, les prochains jours du blog seront consacrés à de l’essai stylistique et « atmosphérique », plus qu’à de la chronique ou à de l’humour (si tant est que j’en sois doté de quelque manière que ce soit).

Bonne lecture, et n’hésitez pas à commenter, râler, préciser si ces textes vous semblent bons ou pas.

Dieu qu’il fit froid cet hiver là ! Nous étions déjà affamés, brimés, torturés mentalement et physiquement par nos geôliers, et voici que le froid s’était mis à l’œuvre pour achever les plus faibles. Les baraquements étaient glacés, invivables, et se blottir dans la paille des châlits ne suffisait plus à nous protéger de la morsure atroce de la bise. Les jours étaient courts, les nuits insupportablement longues, et nous étions réduits à rêver de marcher, de bouger, de travailler, plutôt qu’à rester inactifs dans nos couches infestées de poux et de punaises. J’avais appris des plus anciens à résister à la tentation de me gratter, et surtout à celle encore plus impérieuse de tomber mes vêtements. Que la vie devient uniquement réflexes et sens de la survie ! Pour échapper aux poux, s’épouiller en secouant dehors ses vêtements infestés, et jamais dans les baraques. Pour les punaises, ne pas les écraser, mais les attraper les brûler... Quand le poêle était alimenté. C’est que ces salauds nous voulaient en vie, en tout cas suffisamment pour accomplir nos quotas journaliers.

La harde des détenus était quelque chose d’apparemment brouillon, mais pourtant de terriblement organisé : les politiques d’un côté, les droits communs de l’autre, chacun se retrouvait dans son « camp » en fonction de son origine, son expérience du parti, ou de son éducation. On désignait les gens par un matricule et jamais par un nom, et le mien était cousu sur ma veste de lin brun. Il fallait répondre rapidement, se découvrir au passage d’un gardien ou d’un officier, saluer, puis repartir, humble et soumis, en priant pour ne pas subir une brimade aussi inutile qu’inattendue. Je maudissais ces situations, car tout manquement à la discipline de l’un de nous menait toute sa compagnie à être sanctionnée. Cela allait du saut d’un repas pourtant vital, jusqu’à rester, des heures durant, dans le froid de la cour du camp. C’était une manière particulièrement efficace d’enseigner la discipline aux nouveaux ! Moi, déjà ancien après un an de détention, j’en savais assez pour ne plus me faire piéger : ne pas cacher de nourriture (sauf à la camoufler avec soin), ne pas emporter quoi que ce soit du camp sur soi (et surtout pas d’outils, sous peine de finir au frigo), avoir sa tenue toujours à peu près propre. Le laisser-aller, c’était au mieux la matraque, au pire la mort.

Quand l’hiver se fit ardent, nous eûmes à cesser les travaux forestiers. Finies les déambulations des détenus au milieu des arbres, terminées les balades de santé. Nous étions à présent affectés à de l’entretien des routes, à du déneigement, ainsi qu’au terrassement de chemins menant aux nouvelles constructions décidées par le Kominterm. Le quota ? Tant de dizaines de mètres préparées à la force de nos pelles et de nos pioches, tant de camions de cailloux ôtés de la terre. Mais frapper le sol gelé avec une pioche, cela revenait à percuter une pointe d’acier sur le corps d’un poêle de fonte. On entendait le métal vibrer, sonner, mais rarement l’on ôtait la moindre motte de terre. Pire encore, le gel et la neige reprenaient leurs droits sur notre ouvrage, figeant le sol au fur et à mesure de notre progression. Au départ, on eut le droit de faire des feux pour décongeler, puis, les quotas augmentant et les dotations en stères diminuant, nous dûmes nous résoudre à n’utiliser le bois que pour nous chauffer dans le camp. « Plus question de brûler inutilement le travail des camarades » brailla ce salopard de commissaire politique. A l’écouter, nous étions des saboteurs, des ordures, des moins que rien. Et qu’était-il, lui ? Un parasite du parti, un salaud ayant profité de son éducation pour écraser les détenus. Un frustré au pays de la sueur et des larmes !

Cet hiver là, nombre d’amis moururent d’épuisement, de malnutrition, de maladies diverses et variées. Etant natif des glaces du nord, je savais me protéger de ce climat douloureux, et j’enseignai l’art de sauver les pieds des gelures aussi mortelles que les balles des nazis en leur temps. Le bortch servi aux repas était peu consistant, le pain rare, et la viande inexistante. Anémié, épuisé, nous résistâmes tant que possible, et nous fîmes nos quotas envers et contre tout. Du haut de ma condamnation à dix ans, je savais que j’avais tout de même un espoir de partir libre, enfin, je l’espérais, car c’était ma seule lueur dans l’obscurité brutale des baraques fermées pour la nuit. Calot sur la tête, vêtements bien serrés et ajustés, bandes sur les pieds, mitaines aux mains, je fis mon possible pour survivre, comme tous les autres.

Quels étaient mes crimes ? Ils ont dit « crime contre l’état ». Lequel ? D’avoir une opinion ? D’être quelqu’un de lettré ? J’avais été à l’école, comme tous les gosses du village. J’avais été à la faculté Lénine à Moscou, parce qu’il y avait eu un dignitaire du parti qui avait engagé une politique de « représentation des minorités ethniques au sein des administrations régionales ». Belle étiquette pour exhiber des types de la toundra, des filles de la steppe dans les différentes instances, tout en les avertissant de ne surtout pas faire d’esclandre. J’avais eu la bêtise de suggérer quelques changements, de nous adresser aux producteurs pour comprendre l’agriculture... J’ignore encore qui m’a « dénoncé » pour traîtrise, mais le KGB s’est bien chargé de me faire admettre et avouer mes crimes imaginaires. Le tribunal ? Une fumisterie. Le jugement ? Une exécution capitale camouflée en déportation dans un camp du grand nord polaire. Ma survie ? Je ne la dus non pas tant à la solidarité qu’à l’expérience. Contrairement à l’idée reçue, survivre c’est avant tout de la détermination et de l’envie forcenée de vivre, et pas qu’à la jolie et fantasmée solidarité des détenus. Un détenu, ça n’aide qu’avec un retour, ça cherche avant tout à d’en tirer un jour de plus. Nombre d’égoïstes absolus sont morts, faute d’avoir compris que derrière les barbelés, c’est un prêté pour un rendu, et que l’amitié, cela se construit, mais pas à sens unique.

J’en suis finalement sorti, suite au mea culpa d’un dirigeant en quête de popularité. Pourtant, je fus longtemps traité en paria : impossible de bosser vu que mon carnet présentait un trou de quatre années de détention. Impossible d’avoir le moindre logement décent, faute à cette réputation de pestiféré dangereux qu’avait tout « ancien » du goulag. J’eus du mal à revivre dignement, énormément de mal à revenir à la vie normale d’un soviétique ordinaire... Mais j’y suis parvenu...

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