13 décembre 2010

Morr

Nous acceptons, bon gré, mal gré, qu’il existe une hypothétique force supérieure à nous et qui, au gré de ses envies et autres lubies, créée le monde tel que nous le connaissons. Que ce soit à travers les religions monothéistes, ou bien les fois polythéistes, chaque culture s’est échinée à nous montrer que l’homme est petit, vain, égocentrique, et qu’au fond toute chose le domine d’une hauteur inimaginable. Ainsi, l’enfer, le paradis, le purgatoire furent mis en textes divers afin de faire comprendre aux masses qu’il existerait un au-delà, et que pour accéder à sa partie la plus douce, la solution serait d’être correct et honnête, afin de se savoir méritoire sur terre, pour qu’au ciel le jugement soit adouci. Loin de moi l’idée de mettre en doute les dogmes et autres idéologies, car après tout, la Vérité est une chose très personnelle à ce sujet. Les agnostiques doutent, les athées n’y croient pas, les fervents sont convaincus, et dans cette quête de spiritualité je ne serai pas de ceux qui critiqueront les autres. Toutefois, j’ai en tête une toute autre image de la destinée humaine, une sensation très étrange et sans fondement pour définir le dernier passage, le « grand départ » tant redouté.

Je nous vois tous liés d’une manière ou d’une autre, à l’instar de la rumeur qui fait le tour du monde à travers une tradition orale millénaire. Chacun de nous porte une part de l’humanité, de sa culture, de son histoire et de son futur, et si l’on a quelque chose à revendiquer, c’est que si l’homme était amené à disparaître demain, ce serait plus sa mémoire que ses réalisations qui seraient perdues. Ce qui compte pardessus tout en fait, c’est que nous puissions partager cette mémoire collective, tout en l’enrichissant tant individuellement que collectivement. Par conséquent, c’est à travers cette connexion sociale que nous perdurons, car notre existence personnelle n’est pas précisée que par notre capacité à philosopher, mais également parce que nous sommes vus et connus des autres. Typiquement, le « je pense donc je suis » est finalement bien insuffisant, et j’y ajouterais sans hésitation « je suis vu par les autres, donc j’existe ». Maintenant, suivons un inconnu, vous, moi, n’importe qui poussant le dernier soupir… Et écoutons le penser, raisonner, ressentir.

C’en était fait. Je devais partir, d’une manière ou d’une autre. Je le savais, c’était inéluctable, mais le temps s’était alors gaussé de mon arrogance et de mon entêtement à vouloir survivre. A présent, la victoire revenait à la mort, cette ennemie de tous et future amie pour moi. Loin d’être aussi terrifié que je l’aurais cru, je ressentis même une forme de soulagement à l’idée de rejoindre quelque chose d’autre que ce monde où j’avais erré, l’espace de quelques instants, ceci en attendant l’éternité. Pensées saugrenues d’un homme qui s’en va pour toujours, qui espérait laisser une trace qui, de toute façon, sera effacée comme celles de ses prédécesseurs. Damné soit l’orgueil de se vouloir immortel, car c’est une des plus grandes futilités de ce monde. Inutile d’avoir peur de disparaître, ce qui est le plus effrayant c’est d’être oublié.

Je fermai les yeux, et j’écoutai le son du monde qui bourdonne. Autour de moi, le temps se mit à accélérer, comme si un an devenait une seconde. Je sentis la connaissance me traverser de part en part, percé par les vérités du monde, de l’existence, de la bêtise humaine, de la richesse de l’imagination des êtres dont je fus un temps un membre ordinaire. Je vis d’abord les gens que j’aimais grandir, vieillir, puis me rejoindre. Je sentis leur présence dans cette même posture d’observateur incrédule, et tous semblèrent ressentir le même apaisement que moi. Inutile de lutter, nous sommes devenus des ombres, des restants d’âmes flottant çà et là, au hasard, épiant le monde qui fonce à une vitesse folle. La pluie, la neige, le soleil, le jour, la nuit, tout s’alterne si vite qu’on n’en oublie que les saisons durent des mois. Ici, une maison disparaît au profit d’une autre, puis d’un immeuble, qui lui-même est alors rasé, reconstruit différemment, incendié, repeint, rénové, puis enfin dévasté par une guerre. Les gens sont différents, ils s’habillent différemment, et tout ceci défile en moi, devant mes yeux, alors que je suis immobile depuis des mois, des années, des siècles. Là haut, ils changent la topographie des quartiers, ils parlent de technologies, je les vois acheter, utiliser, puis jeter quantité de choses aussi temporaires que futiles. Que font-ils ? La même que j’ai pu faire, à savoir se sentir exister par la propriété individuelle, ils se sentent devenir importants avec des bouts de métaux frappés, ou de papiers imprimés. Puis ils meurent, et nous rejoignent dans cette attitude contemplative.

Et le monde change sans vraiment progresser, les gens évoluent tout en stagnant totalement. Chaque génération se croit meilleure que la précédente, tout en réitérant les mêmes atrocités. Guerre, famine, haine, fascisme, xénophobie, toutes les civilisations défilent devant nos âmes, et c’est avec le même amusement que tous nous voyons les temples s’effondrer, la nature pousser et démolir les derniers symboles de leur monde. Le temps passe, il n’accélère ni ne ralentit alors, il défile simplement, à son rythme, au rythme de mon éternité de gisant. Je ne suis ni prisonnier ni libre, je suis là, tout simplement. Ils se déchirent, ils se massacrent, ils meurent, puis eux aussi comprennent toute la vacuité de l’existence terrestre. Et enfin, après des milliers de générations, après des millénaires de haine et de brutalité, le monde se consume, disparaît, et nous avec. « C’en est fait » a dit un texte aujourd’hui détruit à tout jamais, et rien n’est plus vrai que cette phrase, car tout une fois le dernier passage franchi, c’est le néant, tout comme l’existence supérieure, la vie et la mort s’enlaçant à tout jamais. Pur esprit ? Que sais-je, je suis, c’est déjà pas si mal, et je suis connu des autres qui, comme moi, ont vu le monde et l’éternité. Qu’en est-il des autres ? A-t-on tous le même sort ? Est-ce important ?

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