18 février 2011

Elle est assise

J’aimais à m’asseoir dans les herbes hautes, surtout au moment du coucher de soleil. Je pouvais voir, depuis ce pré à flanc de colline, le lointain horizon où venait s’assoupir l’astre brillant. L’orange prenait alors la place du bleu, les rares nuages formaient comme un brouillard fin, une toile vaporeuse sur la chaleur encore persistante de l’été. Je sentais la brise sur ma peau, je sentais sur mes doigts le chatouillement des brins de paille ayant séché, et je me souvenais que Ernst me prenait la main, assis ainsi, tous les deux, en silence, à contempler l’apparition des premières étoiles. A présent, c’était Anna qui venait s’asseoir près de moi, puis qui, souvent, s’assoupissait la tête contre mon bras. Alors, j’attendais longtemps, jusqu’à ce que beau-papa vienne nous chercher, jusqu’à ce qu’il l’emporte délicatement pour la coucher dans une chambre mansardée. Que j’aimais ces moments de quiétude, loin de tout, loin des mauvais souvenirs, loin de mes papiers hantés par le souvenir d’un époux disparu depuis plusieurs mois déjà.

Le monde était devenu fou, il avait choisi la voie de la guerre et du sang versé, et j’étais dorénavant veuve de guerre. J’avais tant entendu d’histoires tristes à ce sujet, tant de douleurs exprimées par des larmes et des cris, et pourtant, je n’avais pas saisie l’ampleur de ce sentiment de vide que pouvait laisser la disparition d’un être cher. Comme toutes les autres épouses de soldat, je m’étais rendue à des funérailles, avec parfois une boite vide, faute d’avoir pu rendre un corps présentable à la famille. C’était ainsi : ils creusaient une fosse, on alignait les proches autour du grand trou, des soldats venaient tirer au-dessus du cercueil, puis, après avoir jetées quelques fleurs dans le tombeau, on faisait glisser l’objet dans le bruit saccadé des sanglots. J’ai pleuré les amis partis trop tôt, j’ai honoré leur mémoire en me signant durant la messe, mais pour autant, je n’avais pas vraiment ressentie la souffrance profonde que ces femmes avaient dans l’âme. Puis un jour, comme elles, j’ai reçu une lettre, la dernière des lettres, celle qu’on ne veut jamais recevoir. Laconique, sans chaleur, elle énonçait la disparition, une date parfois très approximative, et un lieu lointain. Mort ? Pas forcément, puisque mon époux, lui, avait été considéré comme perdu au combat, après une défaite de notre armée. Et c’était pire que tout : son sort oscillait donc entre la mort et la détention dans un camp ennemi.

A cet instant précis, je ne sus pas quoi choisir, car entre un époux décédé, et le savoir souffrant mille tortures, mille vengeances de notre ennemi, qu’est-ce qui était préférable ? Je ne pouvais même pas envisager des obsèques, faute de le savoir déclaré définitivement mort au combat. Ainsi fut ma vie, celle d’attendre une certitude, ou bien de se résigner, au bout de nombreuses années, au fait qu’il soit mort sans sépulture décente. On m’a dit que j’avais le droit à l’espoir, mais quel espoir ? Celui qu’il fut en vie ? L’ennemi, tout comme nous, n’éprouvait pas de pitié pour ses prisonniers. Je me refusais à l’idée qu’il fusse un jour retenu loin de nous, affamé, brutalisé, puis un jour peut-être, exécuté avec des milliers d’autres anonymes. Ainsi, l’espoir était donc plus douloureux que le désespoir d’être convaincue qu’il était mort.

Et s’il revient, et que j’ai reprise la route pour la Vie ? Et s’il ne revient pas, et que j’ai attendu en vain son retour ? Que raconter à nos deux enfants ? Que papa est parti pour toujours, ou qu’il n’est absent que pour un court moment ? C’est ça, la vie d’une épouse de militaire, de combattant, celle d’attendre, jour après jour, que les maux deviennent une habitude, que les larmes se changent en sourires, et que les paroles se fassent les moins affreuses possibles. Je ne voulais pas que nos enfants subissent l’atroce vérité, qu’ils soient là, à s’interroger sur cet homme absent des mois durant, et qui ne reviendra peut-être plus jamais. Il est une photo sur une commode, des vêtements dans une armoire, un flacon de parfum dans la salle de bains, mais il est aussi mon époux, mon amour, leur père, celui par qui j’ai connu le bonheur. Alors, ne pas en parler ou mentir, que dire, que faire ?

A celles et ceux qui pensent qu’aimer est difficile, souvenez vous toujours que perdre l’être le plus cher est encore plus difficile encore. Un jour, qui sait, il réapparaîtra dans notre rue. Un jour, peut-être, il frappera à la porte, et me sourira comme il m’a toujours souri. Un jour, je l’espère, il prendra son fils et sa fille dans ses bras, il les embrassera et affirmera, sans se tromper, qu’il ne repartira jamais loin d’eux. Un jour, peut-être, pourra-t-on enfin prendre une photo de nous quatre, ensembles, unis pour toujours sur la gélatine, tous souriants, tous heureux d’avoir retrouvés ce qu’on est supposés appeler la Vie…

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