25 mars 2013

Les tambours résonnent

Ce soir, c'est improvisation, écriture sans lien direct avec une quelconque actualité ou le moindre coup de gueule. Ne me demandez pas pourquoi, mais c'est comme ça, j'ai envie d'écrire autre chose. Donc, pour celles et ceux qui favorisent mes chroniques à mes exercices personnels de style, je vous prierai de passer votre chemin... Les autres? Bonne lecture!

Les grands généraux disent souvent que c'est sous la pluie que se déroulent les plus grandes batailles. Les soldats, eux, se contentent de lever la tête et de râler quand il fait chaud, quand il fait froid, quand il pleut, quand il neige, en fait les soldats grognent pour tout et tout le temps. Là, ce matin de printemps était humide, gris, venteux, comme si les collines avaient dégorgées toute la saleté de l'âme humaine vers le ciel. On pouvait sentir la tension parmi la troupe, notamment au sein des porteurs d'oriflammes et de fanions. Ces gars là avaient le mauvais rôle, à savoir cavaler avec un objet lourd et encombrant, mais sans autre usage militaire que celui de galvaniser les hommes. Imaginez donc! Il fallait trimballer un drapeau très lourd fait d'une épaisse toile tissée, hurler "En avant" à ses camarades pour les envoyer à la mort, et soi-même risquer sa peau pour un bout de chiffon qui finissait souvent par terre, piétiné, voire même détruit par l'ennemi. Et puis, un drapeau, c'est un symbole, on fonce dessus pour prouver qu'on bat l'adversaire... Alors ces gars là, on les sélectionnait forts, déterminés, presque fanatiques, et surtout ayant un total mépris pour leur propre existence.

Les deux forces en présence se jaugeaient mutuellement depuis deux collines surplombant une plaine nue faite de champs en friche et de quelques bosquets. Les carrés de soldats grelotaient, mais leurs regards se posaient plus souvent sur celui d'en face que sur les quelques feux allumés dans leurs campements respectifs. Derrière les lignes vaquaient encore des artisans mobilisés pour produire les flèches, affûter les hallebardes, pour accumuler les pierres de l'artillerie, et l'on pouvait aussi distinguer, au milieu des coups de masse des forgeron les piaffements des chevaux de la cavalerie. Tout ce bruit de discussions, de chantier en cours, de métaux s'entrechoquant appelait clairement au sang. Telle une hymne à la mort, les trompettes choisissaient de rester silencieuses en échange de la mélodie stridente des armes frottant contre des pierres à affûter.

On pouvait repérer de loin l'odeur de ces armées prêtes à en découdre. Cela mêlait le capiteux du lard ayant fondu dans les écuelles, le tenace du crottin des chevaux, l'amer du fer qu'on a chauffé au rouge, et l'acide de la sueur des hommes ne s'étant pas lavés depuis des jours. Ce mélange créait un parfum unique, celui qu'on reconnaît au milieu de toute autre odeur. Il ne manquait plus que le sirupeux du sang coagulant au soleil pour compléter la parfumerie dédiée à la grande faucheuse. Et tous connaissaient cette senteur, les plus aguerris, les vétérans, faisaient tout pour ne pas humer ce message olfactif que trop sinistre à leurs sens déjà tendus par la bataille à venir.

Ils avaient écussons et blasons sur leurs tenues. Les plus pauvres, la piétaille, ne portait guère que de grossières tenues de paysans tout juste revues pour être reconnaissables dans la mêlée. Mais là, au milieu des rangs, les officiers, les généraux arboraient des teintes bariolées pour qu'on ne les rate pas. Ils allaient, eux aussi, foncer sur l'adversaire, et, eux aussi, allaient mettre leur vie en danger pour "leur" vision du monde. Alors bien sûr, ils semblaient sûrs, fiers, vantards même, et les plus jeunes fanfaronnaient sur leurs étalons... Mais les maîtres de guerre, eux, avaient la mine sombre, aussi grise et sinistre que le ciel menaçant de ce matin de printemps commençant à être pluvieux. Ils savaient, eux, le bruit que fait le heurt de la première charge qui percute l'ennemi. Ils connaissaient, eux, la surdité provoquée par les cris de douleurs et de rage lors des combats. Ils avaient déjà goûtés l'âpreté du sang qui vous emplit la bouche quand vous êtes touché. Ils connaissaient la saveur salée des larmes quand un ami ou un frère mourrait au combat. Alors, eux, s'empressaient de dicter le calme à ces jeunes trop pressés d'en découdre. Mourir? Ne sois jamais pressé de mourir mon ami.

Les torches se mirent à bouger. On fit onduler différents drapeaux pour signifier que la bataille allait débuter. On tremblait dans les rangs, et les lances se redressaient. Certains vérifiaient que leur équipement était bien ajusté, d'autres recomptaient leurs flèches, comme lors d'un rituel religieux, une sorte de conjuration d'un mauvais sort déjà en marche. Deux entrent dans la plaine, un seul en ressortira. Tout était déjà écrit, restait simplement à mettre le nom du vainqueur.

Alors, au bruit de hauts tambours, l'infanterie se mit à avancer, pas à pas, de chaque côté, jusqu'à être pratiquement à bonne distance. Puis, les trompettes sonnèrent avec véhémence, les cavaliers se saisirent de leurs lourdes épées, et l'on se mit à se charger sans autre précaution qu'une foi absolue en la victoire. Les porteurs de drapeaux se mêlèrent à leurs camarades, et les groupes se choquèrent sans pitié ni crainte de la mort. Ils étaient tous déterminés à mourir s'il le fallait, car la victoire était à ce prix. Ils allaient périr en masse, sous une pluie devenue battante. Ils allaient avoir leur sang lavé par l'orage, et la terre allait se gorger de leur vie, de ces existences fauchées à coups de fer, de bois, de pierres, et même à mains nues.

Et, quand la bataille se termina, les corps mêlés furent plus nombreux que les vivants. Les blessés râlaient, imploraient de mourir ou d'être soignés. Innombrables, les corps gisaient souvent dans des postures grotesques, éviscérés, le crâne fracassé, des flèches dans le dos ou le flanc, et sous eux les mares de chair se délitaient, car le monde, imperturbable à notre folie, rinçait sans discontinuer notre monstruosité. Ainsi perdirent les uns; ainsi les vainqueurs purent admirer leur office. Tous avaient tué, tous payaient le prix du sang. Et les tambours de guerre se turent après avoir simplement résonné de l'ordre de repli. On laissa périr les blessés. On massacra ceux qui s'étaient rendus. Et la plaine entre ces deux collines devint simplement un cimetière, sinistre, sans monument ou stèle. On laissa le ciel, le vent, la pluie, le soleil, les animaux nettoyer la place. Puis, plus tard, certains viendraient mettre en terre les victimes, dans des fosses anonymes dont on oublierait rapidement l'existence.

Ainsi se battaient nos aïeux, ainsi nous nous battons, en oubliant bien vite nos morts, exaltant la gloire des survivants qui, eux, auront eu pour seule récompense de porter le fardeau d'avoir du sang sur les mains... Et les oreilles bourdonnant encore du son macabre des hauts tambours.

Aucun commentaire: