03 février 2014

Guerre d'immondes

C'est un grand fracas. On entend les déchirantes plaintes des structures qui s'écroulent. Les flammes chantent une cantate sinistre, et leurs crépitements semblent hanter l'espace devenu silencieux des hommes. Malgré la chaleur des braises fumantes, malgré le soleil qui perce à travers les nuages sombres des incendies, il fait un froid atroce, si dur, si mordant, qu'on pourrait se demander si c'est l'hiver, ou bien les bombes, qui ont fait disparaître les sons liés à la vie. Tout est mort, l'existence même d'une humanité n'est plus perceptible que sous la forme de déchets calcinés, ou souillés par les pluies des jours précédents. Ca et là traînent des livres, des poupées démembrées, on voit dans un coin un restant de meuble, et les assiettes sont redevenues poussière. Il n'y a plus rien, en dehors des gravats, des poutres tordues, des toitures éventrées, et des ruines de voitures détruites sous les décombres.

On aurait pu espérer que la vie reprenne ses droits, que les survivants seraient là, hagards, à sortir des caves pour tenter de trouver des survivants. On aurait même pu envisager d'entendre le cri strident des sirènes des services d'urgence... Rien de tout cela. Il n'y a plus personne. Tout est abandonné. La ville n'est plus habitée, elle est dorénavant hantée par son passé, parce que l'homme a décidé de s'anéantir, parce qu'un clan a décidé de réduire au silence un autre. Où sont les lampadaires? Qu'est devenu le parc aux chênes centenaires? Tout a brûlé. Tout est tordu, et les choses les plus belles sont maintenant tordues, dans des attitudes grotesques, dans des positions que seul le hasard peut avoir créées. De la ville d'hier, seul le souvenir persiste. Une ville n'existe que par la vie de ses habitants, et là, c'est la mort qui a pris ses quartiers.

Alors, on voudrait croire qu'ils ont fui, que ces gens se sont réfugiés ailleurs, qu'il y a l'espoir de revenir, et ce malgré la disparition des maisons, des immeubles, et même des rues. Mais il n'y a personne. Il n'y a pas de survivant. Ils sont tous partis avec la ville elle-même. De résidence, l'endroit est devenu charnier, cimetière atroce où ce sont les blocs de béton qui font les monuments funéraires. Partout où le regard peut se poser, ce n'est que poussière grise, sale, collante, qui va jusqu'à momifier les rares corps encore identifiables. Les morts sont là, tapis sous les débris, ou simplement allongés, inertes, silencieux à tout jamais. Le carnage a bien eu lieu, certains ont tenté de fuir, mais rien ne leur a permis de se réfugier. La vie s'est envolée, comme s'envolent les dernières gouttes de buée d'une vitre recevant les premiers rayons du soleil.

Se déplacer au milieu de ce monde silencieux, c'est errer au milieu d'un monde surnaturel. Le seul bruit qui résonne, c'est celui des pas qui viennent troubler les cendres, ou qui viennent buter contre un bout de bois, ou un reste de fenêtre consumé. Le vent glisse et se faufile, âpre et brutal, par là où il y a quelques heures encore se tenaient de grands bâtiments. Les immeubles se sont effondrés, et les plus tenaces branlent, penchés, décomposés, avec leurs façades grêlés d'impacts. Certaines bâtisses présentent des faciès tordus, immondes, comme si l'on avait pratiqué les pires tortures sur eux. Sous peu, ils cèderont sous leur propre poids, ou sous l'action des dernières flammes encore vivantes en eux. Et chaque rafale de vent lève une vague de poussière, puante, collante, s'infiltrant partout, adhérant à chaque vêtement, à chaque espace de peau non couvert. Dans cette poussière, il y a tant du béton concassé, que certainement les restes des victimes de cette vision d'horreur.

On se prend à espérer un bruit, n'importe quoi, que ce soit l'aboiement d'un chien errant, ou le cri désagréable d'un corbeau. Et puis rien. Encore ce silence, obsédant, glauque, cruel, qui vous fait souffrir tant par l'absence de son, que par la pesanteur du silence sur l'esprit. On entend sa propre respiration, courte, haletante, saccadée, qui vous tranche la gorge, qui vous abîme les poumons, et qui vous tire des larmes tant de douleur que de rage. Le génocide a eu lieu, là, et la seule chose à blâmer, c'est nous-mêmes. Nous sommes tous responsables, et ce reproche, aussi douloureux qu'évident, ajoute encore à la culpabilité d'être là, en observateur. On se voudrait victime, pour ne pas avoir à porter l'écrasante responsabilité qui découle du carnage. L'heure n'est plus à pleurer, car pour pleurer, il faut des survivants. L'heure est à l'introspection, violence contre soi d'un regard lucide qui vous fait comprendre qu'il y avait peut-être une autre voie, une autre solution que d'anéantir la vie dans son ensemble. Hier encore, les magasins étaient pleins. Aujourd'hui, il n'y a plus personne pour se distribuer les derniers produits rationnés. Et demain, qui se souviendra de ce qu'il s'est passé ici? On s'en veut alors d'être un témoin, on se reproche d'avoir pu éviter, pour soi uniquement, d'être pris dans les flammes.

Et au final, où était cet enfer sur terre? Où sont ces victimes? Qui sont ces gens, fauchés par la main de l'homme? Dresde, Hiroshima, Reims, Bagdad, Sarajevo, Alep... il n'y a pas besoin d'un drapeau, pas besoin d'une adresse pour signifier que toutes ces villes ont subi ce même sort morbide... Et la pire des infamies, c'est qu'on oublie. A chaque nouvelle guerre, nous oublions la précédente. A chaque nouveau combat, on revoit les mêmes scènes, se répétant encore et encore. Les brasiers naissent de nos mains, comme sont nées, un jour, ces structures monumentales de verre et de béton. La guerre est une chose immonde, et pourtant, nous la recommençons, encore et encore, avec le vain espoir qu'elle sera la dernière... jusqu'à la prochaine fois.

N'oubliez jamais. Souvenez-vous, et apprenons.

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