03 février 2014

Une clope

Je crois que, lorsqu'on est fumeur, on peut parfois constater des choses qui peuvent sembler anodines, voire invisibles aux autres. En effet, quoi de plus ordinaire qu'un groupe de fumeurs au pied d'un immeuble de bureaux? C'est là, planté devant une porte, qu'on peut observer le monde avec un regard bien différent. Loin de moi l'idée de promouvoir la clope comme étant un moyen de socialisation, et encore moins de mettre en avant les "vertus" du tabagisme. Là, c'est plutôt un regard bien particulier qui me vient, car, suite à une de ces "pause clope" que j'ai pu assister à un phénomène particulièrement difficile à accepter dans notre société. Prenez donc place, lisez donc ce qui suit, et dites vous bien que, si je l'ai constaté, d'autres ont fait ce même constat assez terrible sur l'état de notre société.

Toute personne vivant dans une grande ville est plus ou moins rodée à la mendicité: entre l'instrumentiste pathétique errant dans le métropolitain, le jeune adulte assis, main tendue, avec son chien en guise de caution morale, et le défilement des gosses exploités pour apitoyer le quidam, il y a de quoi faire. Bien souvent, cette mendicité met soit mal à l'aise, soit désintéresse totalement le passant. L'un dans l'autre, les rares gestes de charité s'adossent plus à une bonne volonté anonyme, qu'à un geste grandiloquent pour se dire "je l'ai fait, je suis quelqu'un de bien". Cependant, il existe un acte bien plus dramatique, tout aussi ordinaire, qui se révèle bien moins visible, du moins pour le piéton pressé: le fait de "faire les poubelles". Ca vous semble cliché? Ca vous apparaît comme "extrême"? Loin s'en faut! Cela existe bel et bien, et nos déchets peuvent devenir une source de survie pour d'autres... malheureusement.

Alors pourquoi parler de la cigarette en ce cas? Parce qu'il y a une chose qui ne marche quasiment plus, que les fumeurs surnomment "la taxe", à savoir un quidam venant demander une cigarette à une autre. Cela semble incongru, et bien souvent un refus poli suffit à neutraliser le demandeur qui, pas démonté pour un sou, tentera sa chance plus loin. Mais là, vu le prix d'un paquet, cette méthode ne fonctionne plus ou presque... Car l'âme humaine est ainsi, elle nous incite plus à dire "démerde toi", que "tiens prends, ça n'est pas cher payé finalement". Et là, stupeur... Les cendriers, totems du tabagisme, plantés devant les immeubles de bureaux, dégorgent de mégots, démontrant par l'absurde que l'addiction au tabac a encore de beaux jours devant elle, se voient fouillés par des passants. Dans quel but? Pour récupérer ce reste de tabac imbrûlé, pour accumuler les mégots et former ainsi la "clope" dont on a nécessairement envie, mais pas forcément les moyens. Faire les poubelles ou les cendriers, quelle société décemment conçue peut tolérer ça?

Quand on en est réduit à tenter sa chance de la sorte, c'est que notre monde est bel et bien malade. Sa maladie c'est l'indifférence. On va me rétorquer que le tabac est un luxe nocif, qu'on peut s'en passer... Je vous réponds, à vous autres donneurs de leçons, de la fermer et de surtout de vous regarder en face. En quoi cela vous concerne? En quoi cela vous nuit? Après tout, c'est le choix de chacun, et je trouve particulièrement inadmissible qu'il n'existe plus grand-chose pour venir en aide aux autres. Est-ce normal qu'une société qui se vante d'avoir des mécanismes sociaux mène quand même des gens à fouiller nos déchets, que ce soit pour se nourrir, ou pour simplement avoir cette foutue cigarette? Non. Je ne dis certainement pas qu'il s'agirait alors de distribuer du tabac, d'aider les indigents à s'intoxiquer, mais je crois que ce tabac récupéré ainsi est une marque de déchéance de notre monde. Je parle bien de la déchéance du monde, pas la leur, car le monde, lui, pourrait faire en sorte que chaque citoyen ne soit pas réduit à de telles méthodes pour survivre. C'est en ça que j'affirme froidement que notre modèle est pourri, qu'il sent l'égoïsme, et qu'au fond, je trouve plus digne que le fumeur fasse le cendrier, plutôt que de pratiquer la "taxe" aussi humiliante que vaine.

Dans ce genre de situation, et bien qu'on pourrait me dire "ne pas donner de tabac peut être salvateur", je me déleste toujours de quelques cigarettes. Pour le don? Non. Pour la morale? Encore moins. Pour la solidarité? Toujours pas. Alors pourquoi? Pour le principe: j'ai l'intime conviction que donner ainsi, n'importe quoi, que ce soit une pièce, une clope, un bout de pain, c'est un geste intelligent, innocent, qui ne nécessite ni justification ni un gros effort financier ou moral. Je lui souhaite du plaisir dans la consumation des deux ou trois clopes que je lui donne; j'espère aussi qu'il les savourera avec un vrai café bien chaud; et puis, surtout, je lui souhaite de pouvoir, un jour, pouvoir à nouveau fumer ses propres cigarettes, et non celles reconstituées avec les restes des autres.

1 commentaire:

Thoraval a dit…

Belle conclusion.